Directive « services » : effet direct, litige entre particuliers et responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union

26.01.2022

Gestion d'entreprise

Un juge national n’est pas tenu d’écarter une disposition nationale incompatible avec la directive « services » si cette incompatibilité conduit à imposer une obligation supplémentaire à un particulier ou le prive de l’exercice d’un droit dans un litige avec un autre particulier. Le particulier lésé par la non-conformité peut cependant engager un recours en responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union.

Le mois de janvier 2022 s’achève avec une nouvelle actualité sur la directive « services » (Dir. 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil, 12 déc. 2006 : JOUE n° L 376, 27 déc.). Après l’arrêt « Minister Sprawiedliwosci » (CJUE, 13 janv. 2021, aff. C-55/20, Minister Sprawiedliwosci ; v. notre article) qui a esquissé les conséquences d’une violation de l’État de droit par un État membre sur la mise en œuvre de la directive, c’est maintenant l’arrêt « Thelen Technopark Berlin » rendu le 18 janvier dernier qui attire particulièrement l’attention. Droit matériel de l’Union, principe de primauté, effet direct d’une disposition du droit de l’Union dans un litige entre particuliers et responsabilité pour faute de l’État : cet arrêt offre, tant sur le plan académique que sur le plan pratique, une belle vitrine de l’articulation entre le droit matériel, le droit institutionnel et les voies de droit.

Gestion d'entreprise

La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

Découvrir tous les contenus liés

L’affaire n’est à vrai dire pas nouvelle. Dans l’arrêt « Commission c/ Allemagne » (CJUE, 4 juill. 2019, aff. C-377/17, Commission c/ Allemagne), la CJUE a jugé que la réglementation allemande fixant des tarifs minimaux pour les prestations délivrées par des ingénieurs et des architectes est incompatible avec l’article 15 de la directive « services » relatif à la liberté d’établissement. Non pas que les tarifs soient en eux-mêmes incompatibles, puisque la Cour a relevé que dans le secteur technique et concurrentiel de la construction, ils sont susceptibles de lutter contre l’asymétrie d’informations et le développement d’offres au rabais se traduisant par une baisse de la qualité (point 81). En revanche, la Cour a jugé que l’adoption de tels tarifs ne poursuit pas l’objectif de manière cohérente et systématique dès lors que les prestations peuvent être réalisées par tout type de professionnel n’ayant pas à justifier de compétences particulières (points 90 à 92). L’arrêt sous commentaire vient aider le juge à tirer les conséquences de cette incompatibilité dans le cadre d’un litige entre particuliers.

En l’occurrence, l’affaire concerne les prestations fournies par un ingénieur à une société immobilière à des prix inférieurs aux montants minimaux fixés par la loi allemande. A la suite d’un litige ayant conduit à la résiliation du contrat, l’ingénieur a établi une facture finale à la fondée sur les montants minimaux prévus par la loi et non ceux – inférieurs – auxquels les parties s’étaient accordées initialement. Portée devant les juridictions nationales, l’affaire est pendante au moment où l’arrêt en manquement « Commission c/ Allemagne » est rendu. Dans ce contexte, la juridiction nationale a saisi la CJUE d’un renvoi préjudiciel afin de connaître les conséquences de ce manquement dans le cadre d’un litige entre particuliers relatif à la mise en œuvre de la loi nationale incompatible avec la directive « services ».

Le rappel classique de l’effet des dispositions de certaines directives

Le raisonnement et la réponse de la Cour se révèlent particulièrement didactiques. De façon tout à fait classique, elle rappelle le principe de primauté du droit de l’Union sur les règles nationales et l’obligation pour le juge national de laisser inappliquée une disposition interne contraire (point 30). Encore faut-il cependant que la disposition du droit de l’Union bénéficie d’un effet direct permettant à un particulier de l’invoquer dans un litige. La CJUE a fait preuve au fil du temps d’une certaine souplesse dans la reconnaissance de cet effet direct afin de donner une effectivité au principe de primauté et aux outils que les particuliers peuvent faire valoir devant le juge interne, particulièrement dans le cadre de contentieux les opposant à des autorités administratives. Il reste que cet effet direct ne devrait en théorie pas pouvoir être reconnu à une directive, laquelle laisse, conformément à l’article 288 du TFUE, aux États membres le soin de déterminer les moyens nécessaires pour parvenir aux objectifs qu’elle fixe (contrairement aux règlements). Cela étant, la pratique légistique a conduit à utiliser différemment les directives pour y inclure des obligations claires, précises et inconditionnelles dont la Cour a itérativement reconnu l’effet direct (point 32). Tel est le cas de l’article 15, § 1 de la directive « services » qui met à la charge des États « une obligation inconditionnelle et suffisamment précise d’adapter leurs dispositions législatives, réglementaires ou administratives afin de les rendre compatibles avec les conditions fixées à son paragraphe 3 [test de proportionnalité] » (point 34).

L’absence d’effet direct de la directive « services » dans un litige entre particuliers

Dans la pratique, l’effet direct a permis à des particuliers de faire usage d’un droit reconnu par des dispositions européennes dans le cadre de litiges avec des autorités publiques. Cette reconnaissance ne pose guère de difficultés puisqu’elle a pour objet d’empêcher l’État de se prévaloir d’une règle incompatible avec le droit de l’Union alors que pèse sur lui l’obligation d’en assurer le respect. Plus épineuse est la question de l’effet direct des règles européennes dans le cadre de litiges « horizontaux » entre particuliers. Dans un tel litige en effet, les enjeux sont différents puisqu’aucune des parties n’est titulaire de l’obligation d’assurer le respect de la mise en œuvre du droit de l’Union. Or, l’effet direct du droit de l’Union aboutirait nécessairement à priver une partie d’un droit ou d’une obligation découlant d’une norme nationale sur laquelle elle n’a aucune emprise.

En l’espèce, l’effet direct de l’article 15, §1 de la directive « services » tel qu’interprété à l’aune de l’affaire « Commission c/ Allemagne » conduirait la société immobilière à ne payer que la somme convenue dans le contrat avec l’ingénieur sans que ce dernier puisse se prévaloir des tarifs minimaux en vigueur au moment de la réalisation des prestations. Pour éviter une telle situation, la Cour rappelle que cet effet direct ne doit pas avoir pour conséquence d’imposer une obligation supplémentaire à un particulier ou de le priver de l’exercice d’un droit reconnu par la règle nationale illégale (point 32 et 36). Sauf règle contentieuse nationale différente, le juge national ne peut donc pas écarter la norme nationale illégale dans un litige entre particuliers (point 37).

L’ouverture d’un recours en responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union

Il reste que la position de la CJUE conduira le juge national à priver la société immobilière des garanties découlant de la liberté d’établissement puisqu’elle devra s’acquitter d’une somme reposant sur une règle nationale illégale. C’est ici que la Cour parfait son raisonnement pour rappeler les garanties dont un particulier bénéficie dans un tel contexte. En l’occurrence, un particulier pourra engager un recours en responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union afin d’obtenir réparation du préjudice subi (CJCE, 19 nov. 1991, aff. jtes C-6/90 et C-9/90, Francovich et a. ; point 41 de l’arrêt sous commentaire). En d’autres termes, ce qu’un particulier perd d’un côté, il le récupère de l’autre et in fine, la responsabilité de la violation du droit de l’Union pèse sur l’État membre.

Trois conditions cumulatives doivent être réunies pour qu’un tel recours soit accueilli :

  • la règle de droit de l’Union doit conférer un droit au particulier ;

  • la violation doit être suffisamment caractérisée ;

  • et il doit exister un lien de causalité entre la violation et le dommage subi.

La Cour en profite pour donner quelques indications au juge national : l’article 15, § 1 de la directive « services » confère un droit aux particuliers au regard de son effet direct tandis qu’une violation du droit de l’Union qui perdure malgré le prononcé de l’arrêt en manquement est suffisamment caractérisée (points 46 et 47). Il restera donc au juge national à rechercher l’existence du lien de causalité.

Thomas Destailleur, Docteur en droit public et chercheur associé à l’Institut de l’Ouest : Droit et Europe, Université Rennes 1
Vous aimerez aussi